Le corps de la ville


La ville ne peut être réduite à un ensemble de fonctions, d’activités, de zones, de structures, de compositions, d’architectures, de constructions, de territoires…. La ville n’est pas non plus uniquement faîte de la mémoire de ses habitants qui ressurgit parfois en rhizome, ni ne peut être résumée à ses habitants au temps présent.

Même vide ou démolie de ses bâtiments, une ville exhale un parfum bien à elle. Celui qui expérimente le vide de la ville, ressent d’autant plus cette flagrance qui en suinte. A s’y promener, on sent quelque chose s’en échapper, un fluide, une onde, une aura… qui, sans se dire ni se montrer, se laisse sentir. N’est-ce pas le résultat du mixage de tous les ingrédients précédemment avancés, le reste des opérations humaines qui ont cherché à la construire ?

Après avoir examiné l’histoire d’une ville, d’en avoir sondé les données statistiques, sociologiques, économiques, et en avoir inspecté l’architecture et les formes urbaines… il faut s’asseoir et laisser venir à soi, à travers les tumultes ou le silence des monceaux de connaissances accumulées, ce qui fait cette ville-là. Il faut s’exercer à ressentir le corps de cette ville, non celui directement visible et énonçable, mais celui plus profond, celui de l’inconscient de la ville.

Il faut surprendre l’ondulation intime de la ville, son serpentement singulier, visualiser et résonner au rythme de ses intensités érogènes. J’ai le sentiment que les villes possèdent une mémoire des images inconscientes de leur corps, de ce qui fut leurs premières sensations dans leurs premières implantations, puis de ce qui ne fut plus que répétition obstinée, obsessionnelle.

Cette idée d’un « corps de la ville » provient de la prise en considération des relations entretenues depuis les premiers contacts entre un site et des hommes, mettant en avant ces relations plutôt qu’une existence transcendantale du site. Ces relations s’inscrivent dans le changement des uns avec les autres. Elles conservent, à travers les transformations successives la capacité d’être toujours réactualisées sans pour autant que les raisons qui avaient justifié ces relations aient besoin d’être toujours actives - seules demeurent le résultat de ces relations. Les actions des hommes s’effacent, leurs raisons d’agir également, la ville bouge, change, connaît même des mutations radicales… il reste la mémoire inconsciente de cette histoire d’échanges profonds et passionnés, inscrits dans le vide, dans le socle de la terre, dans la pierre au sein des éléments naturels, le vent, le soleil, la pluie, l’eau, la mer....

Parce que ce lien permanent entre les éléments (vivants ou inanimés) a été refoulé par l’égocentrisme humain, c’est sous forme inconsciente que ce qui s’est constitué entre les hommes et les éléments naturels d’un site, effectue un retour. Aussi pouvons-nous avancer l’idée d’un « corps inconscient » qui agit. L’histoire est ce que les hommes écrivent de leurs actes pour compenser leur mémoire défectueuse. Le galet garde de sa transformation une mémoire qui demeure toujours présente entre sa forme présente due à l’érosion et sa constitution due au refroidissement des magmas. Il est à la fois cette roche se refroidissant pour donner ce granit et les millénaires de roulis de la mer qui lui donnent cet ovale. C’est parce qu’il est toujours cette roche refroidie qu’il est devenu cet ovale, ce premier état particulier est toujours présent. Mais également ce galet ne peut être ovale aujourd’hui que parce qu’il a été roulé par la mer. Cela marque également sa dépendance des relations multiples entretenues entre tous les éléments et donc son absence d’existence isolée ou autonome. Tout est interdépendant dans la transformation.

A travers les millénaires, les hommes se sont installés sur des sites qu’ils se sont obstinés à transformer. En retour ces sites ont marqué profondemment les hommes dans leur mode d’organisation sociale. En bord de mer, pour s’endiguer, les hommes ont transformé les pierres, et les pierres ont transformé les hommes dans leur manière de vouloir se protéger. En bord de fleuve pour bénéficier des limons des inondations, les hommes ont canalisé les cours d’eau, relevé ou adouci des pentes. Leurs propres activités se sont modifiées au contact intime avec la terre et l’eau.

Toute intervention sur un site peut s’incorporer à ce qui a fait corps, s’inscrire dans le processus de corps à corps qui permet d’intimiser les relations entre les éléments naturels et les activités de l’homme et intégrer les autres êtres vivants du site.