La pierre


Ji Cheng précise dans le Traité du jardin (1634) :
« Il faut savoir que les pierres dressées prennent possession de l’espace, et le sol ainsi circonscrit, immanquablement, s’empare de la terre. » (Yuanye, chapitre : La fondation de montagnes artificielles, page 134, traduction Che Bing Chiu).

Commentaires de Che Bing Chiu :
« Passage offrant deux interprétations, l’une propre, qui établit une relation entre la montagne et son environnement (rapport esthétique d’échelle par rapport à l’observateur), l’autre, philosophique, qui voit dans la pierre l’essence de la nature ». Cette seconde interprétation fait appel aux forces telluriques qui façonnent le minéral comme toute œuvre de l’univers. Les deux formules « prendre possession » et « s’emparer de ma terre » relèvent d’acceptations taôistes, dans lesquelles l’œuvre du créateur, par dressage d’une montagne, participe à l’osmose entre le Ciel, la Terre, les Trois Génies de l’Univers. »

Cahier usage de la pierre

L’étang des Brichères à Auxerre :

Quand il fallu construire l’étang, je n’avais, malgré les plans et les coupes détaillées, aucune idée de la manière de m’y prendre. Quand les pierres sont tombées de la benne basculante, que le camion s’est avancé, laissant sur le sol des massifs entassés... je ne savais plus ce que je voulais faire. Nanar, alias Bernard, du haut de sa pelleteuse, m’a interrogé d’un signe de la tête qui signifiait « je la mets où la première ? » qu’il tenait dans son godet. Alors nous avons posé des pierres les unes après les autres, d’abord aux 4 coins cardinaux. Pourquoi ? Pour rien, comme ça. Puis nous avons placé pierre par pierre, les choisissant dans les tas en fonction de la précédente et en prévoyant un peu la suivante.

Je montrais à Nanar l’emplacement que je souhaitais en m’y mettant, les bras écartés, indiquant la hauteur, l’inclinaison, la direction des faces... Il laissait tomber le bloc dès que j’ai sauté sur une pierre à côté. Alors il laissait tomber la pierre près avoir éventuellement creusé ou remblayé un peu avec de la terre, il tapait dessus pour l’enfoncer ou il la poussait, la tirait, ou la re-soulevait et la renfonçait... jusqu’au moment où je lui faisais signe d’arrêter. On engageait alors quelques ajustements jusqu’à avoir trouvé la bonne position, sinon on remplaçait la pierre par une autre plus appropriée. Appropriée à quoi ? Simplement à cet assemblage que nous mettions en œuvre comme si nous en faisions organiquement partie.

J’avoue que le premières poses m’inquiétaient (il y a tellement d’enrochements qui ne ressemblent qu’à des tas de pierres) mais très vite la mise en place s’est imposée d’elle même, je la guidais seulement. Les principes que j’appliquais étaient assez basiques : toujours respecter l’horizontalité, observer les faces et les implanter en fonction de vues lointaines, comme si chaque pierre était vue par une autre de l’autre rive. Cela m’obligeait à courir autour de l’étang pour vérifier ces vis-à-vis. Aujourd’hui, je serai incapable de me rappeler de toutes ces relations qui construisirent l’ensemble, pas à pas. Cela n’a pas d’importance parce que maintenant « ça marche ».

Perché sur une des pierres, je sautais à la moindre secousse, vibrant autant que les massifs frappés, dans l’odeur très particulière du frottement des mâchoires d’acier sur le calcaire, une senteur de silex. La puissance de sa machine, le bruit de son moteur, les cliquetis des chenilles, les chocs des massifs, leurs poids, les vibrations et cette odeur de silex... sous un soleil de plomb, dans les nuages de poussières que dégageaient les différents mouvements de terre qui nous asséchaient la gorge en nous aveuglant... rendaient l’expérience excitante.

Après avoir positionné 4 points, nous commençâmes à placer toutes les autres pierres, progressivement, lentement mais surement. Je dis à Nanar qui me demandait ce qui guidait mon choix des implantations qu’il fallait que nous réussissions à « asseoir le dragon ». « Le dragon ? », « Oui, le vide... » lui répondis-je en lui montrant de la main son mouvement depuis le haut de la prairie jusqu’à notre grande flaque d’eau. « Il faut qu’il puisse se reposer. ». Il hocha la tête d’un air entendu. Au chef de chantier qui s’était approché pour s’enquérir de la bonne tenue de la démarche, j’ai cru l’entendre répondre quelque chose comme : « ... c’est pour le dragon... ». L’autre opina du chef et nous laissa à nous même pendant les 4 jours de montage.

Ces pierres sont venues d’une carrière où je suis allé les choisir, non pas une à une mais en expliquant ce que je cherchais : plates, des très grosses, des moins grosses, des couleurs variées. Nous avons observé les bancs d’où elles seraient extraites. En partant, je remarquais des pierres qui marquaient l’entrée de la carrière, elles étaient moussues, je les réclamais. « Elles ne sont pas trop vieilles ? », « Non, elles sont à point ! ». J’aurais bien reconstitué l’ensemble qu’elles créaient mais, arrivées dans des camions différents, ce ne fut pas possible. Ce n’était pas très important non plus car beaucoup d’autres raisons d’implanter les pierres nous ont guidées.

L’étang est né de l’évidence de recueillir les eaux pluviales et les eaux de source au point le plus bas avant le passage sous le talus de l’ancienne voie ferrée devenue un sentier de promenade. J’avais envie que l’on puisse voir cette eau, que l’on puisse jouir de sa présence. C’est peut-être un atavisme qui remonte à mon obsession de toujours revenir auprès de l’étang du Puy Chaumartin dans la ferme de mon grand oncle. J’aimais cet endroit pour son calme, son mélange d’ombre et de rayons de soleil, son vide, comme un silence dans l’agitation du monde. Plus tard, les étangs des jardins de Kyoto m’ont touché profondément pour la précision de la subtilité des agencements des pierres qui construisent le naturel des rives. Cet étang est donc peut-être inspiré du Limousin et de Kyoto ?

Ces pierres, il a fallu aller en commission des marchés publics pour les défendre parce que leur montant était assez lourd pour que quelques membres s’en étonnent. Mes explications furent simples : il fallait consolider les rives d’un bassin qui sinon ne serait qu’une vulgaire mare.

Le chantier a été long et il fallu attendre 2 ans avant de passer vraiment à la réalisation de cet étang. Les dessins en plans et en coupes, pour autant qu’ils soient utiles à définir le projet pour les autres, ne me satisfaisaient pas. Ayant ressaisi le pinceau, l’encre et le papier chinois depuis quelques temps, j’ai tenté timidement d’exprimer ce que je cherchais, où plutôt ce que les pierres me donnaient à sentir. Porter l’encre autour de zones non-peintes, « en réserve » comme il est d’usage dans la peinture chinoise me forçait à donner le poids, l’importance de ces masses de roche par cette retenue même. Il aurait été aisé de chercher à révéler les détails, les fissures, les ombres, les textures de ces rochers mais à ne pas les peindre m’obligeait à ne plus m’attacher aux détails qui les composaient mais à leur existence, à leur présence. Ainsi je me révélais à moi-même le bien fondé de leur présence pour construire ce moment de repos du grand vide qui dévalait dans le projet.

La falaise de la Rive Droite d’Auxerre :

Le projet venait d’être élaboré pour les Brichères quand nous eûmes la chance de pouvoir nous attacher à un autre projet urbain important sur l’autre rive de l’Yonne à Auxerre. Le patchwork de maisonnettes, de barres, d’opérations successives de logement social manquait de centre clairement identifié et surtout aménagé. Il s’agit alors de restituer une montée sur la colline, à partir d’une grande place construite.

A mi-montée, j’ai installé une falaise qui imposera dans la perspective sa façade de gros blocs de calcaire blanc. Le pinceau m’a alors, dès le début, permis de mieux cerner la dimension et la puissance de ce que je cherchais à mettre en place. Face au piton sur lequel la rive historique d’Auxerre s’est édifiée de pans d’églises et de monastères, les masses blanches des pierres massives construiront une falaise, un rempart, un autre piton.

Les falaises de l’Amont Quentin à Cherbourg :

L’Amont Quentin est l’autre « montagne » de Cherbourg. Nous y avons, après démolition des barres de logements qui barraient la colline, aménagé un nouveau quartier organisé et structuré par les vues vers la mer. C’est le vide, un vide dynamique qui relie la mer, la rade, le port et la roche en strates de grès qui s’échappent en pics rocheux de la colline verte. C’est le vide qui décide du plan masse, des constructions, de leurs emplacements et de leurs gabarits.

Afin de marquer fortement une rupture de pente, une sorte d’amphithéâtre de grosses pierres, venues de la carrière de grès située juste en face dans la montagne du Roule, occupent et dessinent la différence de niveaux. D’autres massifs alignés soulignent la pente de l’espace central. Dès lors que ces masses ont été posées, l’espace s’est reposé. Dans la pente, une longue succession d’escaliers de granit massif gris s’adossent à des murets de grès provenant des strates subitement rouges carmin de la carrière du Roule.

Les Jardins de la Divette :

Ces jardins sont autant « à plat » que ceux de l’Amont Quentin sont « en pente ».... Ici la pierre est celle des quais aux ajustements parfaits malgré le poids et la diversité des découpent. Pour y répondre la grande place sera dallée de granit de quatre couleurs contrastées aux dimensions audacieuses de 2 m par 80 cm. Certaines de ces dalles se relèveront de 40 cm pour former banc ou étal.

Egrainés dans les séquences des jardins, des bancs de granit s’adossent à des murets de grès ; d’autres longs de plus de 6 m dessinent des lignes sur une séquence nommée la place des longs-bancs.

La recherche de grosses pierres brutes et usées m’amène en bord de mer aux alentours de Fermanville en Normandie. Le rivage de granit rose est un arrangement de pierres plus ou moins grandes que le ressac titille sur un fond de sable grossier, témoin de l’usure du temps et de l’opiniâtreté de la mer à caresser ces masses au repos. Sautillant d’un rocher à un autre comment ne pas avoir envie de confirmer ce que j’avais envie depuis longtemps : faire de vrais jeux d’enfants. Nous ferons donc, dans les Jardins de la Divette, une Place des Roches Sauvages qui s’amoncelleront pour qu’un y grimpe et qu’on y saute.

L’art de dresser des pierres :

La Chine a transmis au Japon son obsession des pierres et les jardins japonais ont su tirer le maximum d’effets en réduisant complètement l’artificialité des agencements à la différence des jardins chinois qui se sont tournés vers l’ostentatoire, présentant des pierres aux formes les plus tourmentées sur des piédestaux.

Je suis totalement conquis par cet art japonais, des détails dans la manière de choisir et de poser une pierre pour qu’elle semble avoir toujours été là tout en provoquant un événement. Un sous-bois est habité de pierres juste posées là comme en contrepoint des troncs ; une pierre aux faces escarpées accueille l’effort tendu d’une pierre plate jetée au-dessus de l’eau ; quelques pierres éclatent l’eau sous la cascade, etc... les pierres développent dans les jardins japonais un monde d’habilité et de subtilité.

Il existe un escalier dans le monastère de Ginkaku-ji qui est réalisé de telle manière que l’organisation de pierres rondes plus petites avec des pierres plates plus larges formant marches laissent l’impression d’assister à une cascade. Cet effet reste très discret, on peut n’y voir qu’une succession de marches mal taillées de pierres grises striées de blanc, accompagnées de galets. Mais dès lors qu’on a remarqué que les pierres ne sont vraiment pas bien rectilignes et que les galets font comme de l’écume, on ne peut plus voir autre chose qu’une cascade dévalant la pente vers les ruisseaux en contrebas. En se retournant, elles se révèlent, justifiant les marches difficiles à franchir tant elles sont irrégulières.


Quelle maîtrise de la délicatesse  !